EN
ODEUR
DE
SAINTETÉ
«Seigneur, de ta beauté mon âme s’est éprise
Je veux te prodiguer mes parfums et mes fleurs
En les jetant pour toi sur l’aile de ta brise
Je voudrais enflammer les cieux !»
Sainte Thérèse de l’enfant Jésus, Poésies, un cantique d’amour, 1979
« En odeur de sainteté » : cette expression ancienne, aujourd’hui passée dans le langage courant, puise son origine dans un phénomène mystique fascinant peu connu mais documenté : celui des corps de certain·es saint·es, appelé myroblytes* qui exhaleraient, de leur vivant ou après la mort, une fragrance considérée comme divine.
Une odeur qui défie les catégories habituelles du sensible, odeur souvent comparée à la rose, au lys, à la violette ou à l’encens, et perçue comme la signature invisible d’une vie marquée par l’extase, la souffrance, la prière et le miracle.
À la croisée de l’histoire religieuse, de l’anthropologie sensorielle et de la création contemporaine, ce projet tente de reconstituer, non pas de façon réaliste, mais comme un geste poétique et spéculatif, cette odeur de sainteté. Il convoque aussi bien les travaux du Dr Hubert Larcher et du médecin légiste archéo-anthropologue Philippe Charlier que ceux du biophysicien Luca Turin sur les vibrations moléculaires. Ce projet interroge à la fois ce lien fragile entre matière et mémoire olfacive et notre rapport au sacré, à la mort, au corps et à la « perception vibratoire des choses » (Michel Roudnitska).
J’ai pensé ce projet comme une installation immersive mêlant grands collages, vidéo, bande sonore et diffusion olfactive.
Les collages, suspendus dans les airs, fonctionnent comme des icônes flottantes, entre apparition et disparition, évoquant la lévitation et l’extase et prenant comme point de départ la sculpture du Bernin :
« l’extase de Sainte Thérèse »
présentée à la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria à Rome.
Une vidéo vient y faire contrepoint : une série de séquences explorant des gestes, des visages, des détails d’étoffes et de corps extatiques, des atmosphères propres aux lieux de culte et aux processus de décomposition et de transfiguration dans une lenteur presque méditative. En fond sonore, une bande originale composée de souffles, de chants, de textes lus et de silences, guide le spectateur dans une expérience sensorielle et introspective.
Et au cœur de l’installation, une odeur fugace, indéfinissable, construite à partir de notes florales, animales, lactées ou balsamiques agit comme une trace incarnée du divin, une mémoire olfactive du sacré, un parfum-mirage, à mi chemin entre l’effluve céleste, le soupir d’extase et l’émanation mystique, un reliquaire olfactif évoquant ces corps « incorruptibles » dont les fragrances auraient défié la mort.
À travers cette œuvre, il s’agit de rendre hommage à ces figures mystiques souvent féminines, perçues comme folles ou sublimes, exaltées ou dérangeantes, et de faire émerger une « hypothèse cohérente dont les conséquences expérimentales possibles pourraient, un jour, nous amener jusqu’aux frontières biologiques de la résurrection de la chair » (Hubert Larcher).
Que révèle ce besoin d’attribuer une odeur à la sainteté ? Que dit-il de notre désir de transcendance?
Ce travail interroge le sacré dans sa dimension sensorielle, matérielle, incarnée. Il croise les limites du savoir religieux et du savoir scientifique, du réel et de l’imaginaire, du visible et de l’invisible, entre perception individuelle et croyance collective. Il donne une place centrale au nez, pour transcrire ce qui ne se voit pas, pour dire l’indicible, pour croire autrement.
myroblytes* : terme issu du grec médiéval signifiant « d’où jaillit de la myrrhe »
«Mais le jardin, resserré et macérant entre ses clôtures, exhalait des parfums onctueux, charnels et légèrement putrides comme les liquides de décomposition aromatiques distillés par les reliques de certaines saintes.»
Le Guépard, Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, 1958
«Le lis, le jasmin, la violette, semblaient avoir uni leurs plus suaves senteurs dans cet arôme auquel rien ne pourrait être comparé. »
Histoire de Sainte-Thérèse, d’après les Bollandistes, ses divers historiens et ses oeuvres complètes
Je souhaite imaginer et composer ce jus de sainteté à la lueur des différents témoignages qui ont été rapportés et notamment pour quelques grandes mystiques mais également en fonction du contexte dans lequel les odeurs de sainteté ont été révélées : extase, souffrance, stigmate, agonie, prière religieuse, miracle…
Ce jus sera donc formulé selon des hypothèses moléculaires, poétiques, symboliques et imaginaires.
D’après le Dr Hubert Larcher, il existe 29 cas d’odeurs de sainteté identifiées à des essences connues.
Voici les matières identifiées pour 4 grandes mystiques notoires :
A ces bouquets floraux et autres odeurs d’épices s’ajouteront nécessairement des molécules odorantes propres au corps humain.
(En faisant quelques recherches, j’ai trouvé intéréssant d’observer certaines correspondances avec les fleurs citées ci-dessus)
*Molécules issues de la communication chimique
– Farnésol (ROSE) et Indole (très faible dose) (JASMIN, LYS) présents dans la sueur et l’haleine
* Molécules issues de la protection microbienne
– Linalol et Géraniol (ROSE), Phényléthanol (ROSE) présents dans la flore cutanée
*Molécules issues de la dégradation métabolique du corps
– Coumarine et acide phénylacétique présents dans la sueur (ROSE)
– Ionones (très faibles traces) (VIOLETTE, ROSE)
* Molécules issues de l’alimentation et du métabolisme
– Eugénol (ROSE, LYS, GIROFLE) et cinnamaldéhyde
A cela pourrait s’ajouter :
*Des molécules évoquant l’odeur de cheveux, cuir chevelu
*Des molécules évoquant le sacrifice, la souffrance, l’agonie mais aussi la prière, la méditation, l’extase, le sacré
*Des molécules associées à un état d’acétonie (jeûne prolongé, régimes extrêmes)
– Note médicinale, légèrement fruitée, odeurs de pomme fermentée + 3-Hydroxybutyrate (corps cétonique)
(Liste non exhaustive)
« Susciter le désir sans trahir la pudeur, tel est le rôle dévolu à l’olfaction dans le raffinement du jeu amoureux que manifeste la nouvelle alliance de la femme et de la fleur. »
Alain corbin, Le miasme et la jonquille, 1982
«L’âme elle-même ne peut comprendre ce qui lui est donné. Elle respire un parfum, disons-le maintenant, comme s’il y avait dans cette profondeur intérieure un brasero sur lequel on jetterait des parfums embaumés : on ne voit pas la braise, on ne sait où elle est, mais sa chaleur et la fumée odorante pénètrent l’âme tout entière, et même, comme je l’ai dit, le corps en a fort souvent sa part.»
Sainte-Thérèse d’Avila, Le château intérieur, quatrièmes Demeures, chapitre II,6